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La fin de l’électronucléaire – Récit anticipatif




Par Bernard LAPONCHE, Président de l’association Global Chance

Source : RESPONSABILITÉ & ENVIRONNEMENT - JANVIER 2020 - N°97 - LE NUCLÉAIRE CIVIL, ENJEUX ET DÉBATS - © Annales des Mines

En partant du constat du caractère militaro-industriel du développement de la production d’électricité d’origine nucléaire, nous présentons dans cet article l’évolution sur la période 1950-2018 de cette indus­trie, allant du succès au déclin, lequel est dû à la fois à l’occurrence des grands accidents nucléaires de Three Mile Island, de Tchernobyl et de Fukushima et à la perte de sa compétitivité économique du fait de l’augmentation de ses coûts de production et de la baisse spectaculaire (très rapide à partir des années 2010) du coût des productions concurrentes d’origine renouvelable – l’éolien et le photovoltaïque –, sans que l’argument des faibles émissions de CO2 de l’électronucléaire puisse faire pencher la balance en sa faveur. À partir de ce constat, nous présentons les évolutions conduisant à la sortie du nucléaire dans les différents pays et régions du monde et tout particulièrement en France, à partir du « grand tournant » de la décennie 2020-2030, qui verra l’instauration d’une politique énergétique basée sur la sobriété et l’efficacité énergétiques au niveau de la demande et sur les énergies renouvelables au niveau de l’offre, pour aboutir, pour ce qui concerne la production d’électricité, à la fin de l’électronucléaire dans le monde sur la période 2040-2050.

Une histoire militaro-industrielle

Les découvertes de la fission nucléaire et de la réaction en chaîne avaient trouvé une application terriblement efficace avec le projet Manhattan : l’anéantissement de Hiroshima et Nagasaki en août 1945 par deux « bombes atomiques », la première à uranium et la seconde au plutonium. Leur mise au point avait nécessité un effort industriel considé­rable : usines d’enrichissement d’uranium, fabrication du plutonium dans des réacteurs nucléaires, puis extraction de celui-ci par « retraitement » des combustibles irradiés. Allait suivre le développement de nouveaux réacteurs pour la propulsion des sous-marins et des porte-avions.

Tout était donc prêt pour le basculement vers la produc­tion d’électricité en recourant aux mêmes techniques, fa­vorisé par le discours « L’atome pour la paix » du président Eisenhower aux Nations Unies en 1953 et le Price Ander­son Act (1957) qui reportait sur l’État la responsabilité fi­nancière en cas d’accident grave. S’y ajoutait la création en 1957 de l’Agence internationale pour l’énergie atomique des Nations Unies, ayant en charge la promotion de l’éner­gie nucléaire civile, puis, en 1968, le contrôle de l’applica­tion du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, une double responsabilité non exempte d’ambiguïté [1].

L’atome pour la paix profitait d’emblée de l’existence d’un système de R&D et de production industrielle et bénéficiait de l’image rédemptrice d’un nucléaire au service du pro­grès et de la coopération internationale, à la fois sûr et bon marché [2]. Cette alliance de Prométhée et de Janus ou­vrit, dès la fin des années 1950, une période de dévelop­pement de la production d’électricité d’origine nucléaire basée sur les techniques héritées du militaire : les réac­teurs à eau et à uranium enrichi américains PWR et BWR [3] et, à un degré moindre, les réacteurs à uranium naturel, graphite, gaz (UNGG), au Royaume-Uni et en France [4]. Le poids de l’héritage militaro-industriel était tel à l’époque que ni les considérations de sûreté des réacteurs ni la nature des déchets radioactifs ne furent des critères pris en compte pour asseoir les choix techniques concernant tant les réacteurs que le combustible [5].

Du succès au déclin

À partir du début des années 1950, l’électronucléaire en fonctionnement dans le monde a crû de façon assez ré­gulière jusqu’à compter trente et un réacteurs couplés au réseau en 1985 et trente et un autres en 1986, puis a été constatée une décrue significative suivie d’une stagnation à partir de 1991 (cinq à dix réacteurs couplés par an). La production atteint son maximum en 2006 (2 660 TWh [6]), pour se stabiliser ensuite (2 503 TWh en 2017). La part du nucléaire dans le mix mondial est à son maximum en 2006 (17,5 %), avant de décroître régulièrement jusqu’à 10,3 % en 2017 [7]. À la fin des années 2010, la contribution du nucléaire à la consommation énergétique finale mondiale n’atteignait que 2 %. Ce déclin à partir de 1986, année de la catastrophe de Tchernobyl, est facile à comprendre : les trois promesses initiales – une technique sûre, propre et pas chère – s’étaient avérées mensongères.

L’accident de Three Mile Island survenu aux États-Unis en 1979 avait déjà mis à mal le dogme d’une si faible probabilité d’un accident nucléaire que celui-ci devenait impossible. Tchernobyl (1986, en URSS) et Fukushima (2011, au Japon) le confirmèrent tragiquement [8]. En 2016, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire française déclarait [9] : « Un accident majeur, comme ceux de Tcher­nobyl et de Fukushima, ne peut être exclu nulle part dans le monde, y compris en Europe. » Et pourtant, pratique­ment tous les réacteurs de puissance en fonctionnement dans le monde, dans les années 2000, avaient été conçus en excluant le risque d’accident grave.

Par ailleurs, chaque étape de la vie du combustible nucléaire – extraction, conversion et enrichissement de l’uranium, fis­sion et réaction en chaîne dans les réacteurs, retraitement éventuel des combustibles irradiés, démantèlement des installations – produisait des rejets et des déchets radioac­tifs dangereux pour la santé humaine et l’environnement. Aucune solution satisfaisante de gestion de ces déchets n’existait au monde : l’héritage était donc très lourd, même en l’absence d’accident. S’y ajoutaient les rejets et les dé­chets en cas de catastrophe nucléaire, dont les effets sont pratiquement illimités dans l’espace et dans le temps.

Le déclin de l’électronucléaire au niveau mondial, malgré les « relances » plusieurs fois annoncées au tournant du siècle, s’expliquait aussi par l’augmentation du coût du kWh produit (augmentation des coûts d’investissement, de maintenance et d’exploitation, de ceux de gestion des déchets et du démantèlement des centrales, de ceux liés aux exigences de sûreté après l’accident de Fukushima, sans oublier le coût d’un accident nucléaire [10]) et, surtout, par sa perte de compétitivité à partir des années 2010 du fait de la révolution engendrée par la baisse très rapide des coûts de production du kWh dans les filières éolienne et photovoltaïque.

Au niveau mondial, la compétitivité de la production d’électricité éolienne ou photovoltaïque était largement prouvée dès 2017. Au titre de cette même année, les in­vestissements dans le nucléaire s’élevaient à 16 milliards de dollars, pour 100 dans l’éolien et 160 dans le photovol­taïque [11]. En novembre 2018, la banque Lazard (New York) communiquait les coûts du kWh produit pour chaque type de nouvelles installations aux États-Unis : des coûts allant de 36 à 46 $/MWh pour les centrales photovoltaïques, de 29 à 56 $ pour un parc éolien terrestre, de 41 à 74 $ pour une centrale à gaz à cycle combiné, de 60 à 143 $ pour une centrale à charbon et de 112 à 189 $ pour une cen­trale nucléaire. L’Institut allemand Fraunhofer annonçait, pour sa part, un coût de 24 €/MWh à l’horizon 2030 pour les grandes centrales photovoltaïques au sol [12] [13].

Les promoteurs de l’électronucléaire avaient ac-cueilli comme une bouffée d’air frais le sommet de Kyoto de 1997, qui organisait le début de la lutte pour la réduc­tion des émissions de gaz à effet de serre (GES) et, de fait, des émissions de gaz carbonique (CO2). Après l’échec de la relance du nucléaire dans les années 2000 et surtout après Fukushima, le « climat » devenait la bouée de sau­vetage d’un nucléaire en perdition.

Par comparaison aux centrales à combustibles fossiles, l’industrie électronucléaire s’avérait faiblement émettrice de CO2 par kWh produit (66 g/kWh pour le cycle de vie de cette production, avec néanmoins de fortes marges d’incertitude et des différences de situation importantes, – un niveau d’émissions assez voisin de celui de l’hydrau­lique, de l’éolien et du photovoltaïque) [14]. Il faut, bien sûr, prendre en compte les économies d’électricité, dont les potentiels sont considérables et favorables sur le plan cli­matique. Mais les émissions de CO2 ne pouvaient pas être le seul critère de choix du mode de production d’élec­tricité : les rejets et les déchets radioactifs, tout comme le risque d’accident majeur, sont eux aussi des critères importants à prendre en compte, surtout si le nucléaire devait se développer à une échelle suffisante pour pouvoir peser dans le bilan mondial. Or, en 2020, il ne représen­tera qu’à peine une amélioration de 3 % de la réduction totale des émissions mondiales de gaz à effet de serre par rapport à celle permise par le mix électrique sans nucléaire des années 2000 pour la même production. Il aurait fallu pour accroître de façon substantielle la­Contribution du nucléaire, une croissance totalement irréaliste du parc mondial, assortie d’une augmentation considé­rable de la quantité des déchets produits et du nombre des accidents, sans oublier les coûts, qui sont de plus en plus éloignés de ceux affichés par les filières renou­velables concurrentes. Ainsi, même dans l’optique d’une priorité absolue accordée à la réduction des émissions de CO2, on pouvait constater dès la fin des années 2010 que le nucléaire était devenu le moyen le plus dangereux, le plus polluant et le plus cher de ne pas émettre du CO2.

Le grand tournant : les années 2020-2030

Les précurseurs

Dès les années 1980, un certain nombre de pays, dont des pionniers de l’électronucléaire, avaient décidé de réduire leurs programmes ou même de « sortir du nucléaire ». Aux États-Unis, l’accident de Three Mile Island, en 1979, avait pratiquement arrêté le programme nucléaire civil [15]. À la suite de Tchernobyl, l’Autriche et l’Italie avaient décidé une sortie immédiate du nucléaire. Mais ce fut la décision, en 1998, de l’Allemagne, la première puissance économique européenne et une grande puissance nucléaire civile, d’ar­rêter progressivement ses centrales nucléaires à l’horizon 2022, qui eut l’impact le plus décisif. Cette décision était parfaitement claire [16] : « L’ampleur des effets de possibles accidents nucléaires est telle que cette technique ne peut être justifiée, même si la probabilité de tels accidents est faible. Aucune solution pratique au problème de l’élimina­tion finale des déchets hautement radioactifs n’a encore été trouvée. Les déchets radioactifs sont un fardeau pour les générations futures ; or, l’arrêt définitif de la produc­tion d’électricité d’origine nucléaire permet de supprimer la production de nouveaux déchets. La fin de l’utilisa­tion commerciale de l’énergie nucléaire en Allemagne et l’arrêt du retraitement du combustible allemand réduisent le stock de matériaux proliférants ; à cet égard, ce choix contribue à réduire les risques de prolifération ». Et cela était dit bien avant l’accident de Fukushima.

Un mouvement de fond (scénario d’anticipation)

L’événement majeur du début de la décennie fut le constat fait, fin 2022, de la concrétisation de la décision de l’Allemagne de sortir du nucléaire : toutes les centrales nucléaires avaient été arrêtées au rythme prévu et la baisse de la production d’électricité nucléaire avait été plus que compensée par l’augmentation de la production d’origine renouvelable, qui s’était accompagnée d’un ef­fort en matière d’économie d’électricité, l’ensemble abou­tissant à une baisse de la contribution du charbon qui allait s’accentuer au cours de la décennie. En 2040, la pro­duction d’électricité était entièrement d’origine renouve­lable.

Au niveau européen, l’influence de l’Allemagne était alors considérable, notamment dans les pays d’Europe centrale. Déjà, en début de période, plus de la moitié de l’Europe des 27 ne possédait pas de centrales nucléaires et plus de la moitié de la production européenne était as­surée par la France. Aucun autre pays européen n’allait se lancer après 2020 dans le nucléaire, tandis que ceux qui en étaient dotés allaient en sortir au fur et à mesure que leurs réacteurs franchissaient la durée de fonctionnement initialement prévue, autour de quarante ans. Le Royaume- Uni, après la douloureuse aventure de la construction des deux réacteurs EPR à Hinkley Point lancée par EDF Energy en 2019 et l’arrêt des dernières centrales « graphite-gaz », accentuait ses efforts dans l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables, notamment l’éolien en mer, et renonçait à toute construction de nouveaux réacteurs.

Aux États-Unis, l’affaire était jouée depuis longtemps avec l’accident de Three Mile Island en 1979. Dès la fin des années 2010, un certain nombre de réacteurs de première génération (malgré l’autorisation obtenue de poursuivre leur activité au-delà de quarante ans d’existence) avaient été arrêtés pour des raisons économiques et les construc­tions de nouveaux réacteurs avaient été pour certaines interrompues. Ici comme ailleurs, les tentatives de relance du nucléaire au travers des petits réacteurs modulaires (SMR) avaient fait long feu, pour des raisons à la fois de sûreté, de sécurité et de coût.

Le Japon, après avoir redémarré quelques réacteurs après l’interruption totale de fonctionnement du parc consécu­tivement à la catastrophe de Fukushima, avait pris enfin conscience du risque permanent que représentent les séismes dans ce pays et constaté les échecs du retrai­tement et des surgénérateurs (Monju). Adopter le même choix que celui fait par les Allemands était devenu peu à peu évident pour ce grand pays industriel. En 2030, toutes les centrales nucléaires japonaises étaient définitivement arrêtées. À la fin des années 2010, les gouvernements de la Corée du Sud et de Taïwan avaient, quant à eux, affiché un objectif de sortie du nucléaire [17].

Dans les années 2000, la Chine était devenue le nouvel eldorado de l’électronucléaire dans le monde. En 2018, 41 réacteurs de puissance y fonctionnaient (contre 58 en France et une centaine aux États-Unis). Mais cette performance ne pouvait cacher le fait qu’en 2018, la production nucléaire n’atteignait que 4,2 % de la pro­duction totale d’électricité chinoise. Déjà l’éolien et le solaire représentaient près du double de la contribution du nucléaire. Après l’accident de Fukushima, le rythme de lancement de nouvelles centrales s’était ralenti. Les centrales nucléaires étaient concentrées sur la côte Pacifique, la zone la plus peuplée du pays, et les popula­tions autochtones avaient été très frappées par les consé­quences de l’accident si proche ayant affecté le Japon, un pays pourtant si avancé ; et ce d’autant plus que la Chine était sous la menace des mêmes agressions naturelles (tremblements de terre, tsunamis).

De surcroît, la Chine ne souhaitait pas construire de centrales à l’intérieur de son territoire, sur les grands fleuves, en raison du risque d’inondation. Après un développement basé sur des tech­niques étrangères (notamment américaines et françaises), la Chine avait lancé ses propres filières, mais elle avait commencé dès la fin des années 2010 à ressentir le coût de cette production par rapport à celle d’origine renouve­lable, tandis que des difficultés techniques et le manque de personnel qualifié ralentissaient le rythme envisagé, sans oublier la question lancinante de la gestion des déchets nucléaires.

Au début des années 2020, avec un parc nucléaire encore jeune dont la production pourrait être maintenue pendant une ou deux décennies, se posait la question d’une stra­tégie de long terme pour répondre aux besoins internes et à ceux de l’exportation de réacteurs. En 2017, l’Agence internationale de l’énergie prévoyait un doublement de la puissance électrique de la Chine en 2040, avec un mix encore dominé par le charbon (32 %), suivi du photo­voltaïque (22 %) et de l’éolien (18 %), et loin devant le nucléaire (3 à 4 %). Fallait-il dans ces conditions mainte­nir le soutien public considérable qu’exigeait la survie de l’électronucléaire, pour atteindre seulement 4 % de la puis­sance installée en 2040 et des perspectives d’exportation très réduites, ou, au contraire, abandonner cette technique et devenir le champion mondial de la production d’électri­cité renouvelable, y compris à l’exportation, en particu­lier en Afrique ? Le débat se poursuivit pendant toute la décennie 2020-2030. Là encore, la réalité économique et la défiance croissante des populations prirent le des­sus. La Chine, tout en conservant en fonctionnement une bonne partie de son parc nucléaire jusqu’à la décennie 2040, ne poursuivit pas sa politique électronucléaire.

La transformation allait être beaucoup plus complexe en Russie. Dans ce pays, le nucléaire civil et le nucléaire militaire étaient restés étroitement liés, tous deux étant placés sous la responsabilité d’un même organisme d’État, Rosatom. Si le militaire était redoutable, le civil ne représentait que 18 % de la production d’électricité dans les années 2010 [18], mais il restait un symbole du progrès scientifique et du pouvoir de l’État. Dans les années 2010, Rosatom développait aussi l’exportation de réacteurs et affichait un carnet de commandes bien rempli. Un acci­dent nucléaire sur un RBMK survenu en Russie en 2025 entraîna une réaction populaire hostile au nucléaire et la politique d’exportation se révéla de plus en plus coûteuse, la plupart des pays « intéressés » n’ayant ni le besoin ni les moyens de s’offrir une centrale nucléaire. La crise économique s’aggravant dans les années 2020, les diri­geants pensèrent enfin à réduire les dépenses par la mise en place d’une politique basée sur l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables, s’alignant sur le modèle de l’Allemagne, le seul pays européen qui comptait pour elle. La production d’origine nucléaire commença alors à se tarir d’elle-même, faute de nouveaux investissements, et l’électronucléaire s’éteignit dans les années 2040.

En France, une révision drastique de la stratégie nucléaire

Depuis les années 1980, l’exception française était frap­pante : premier pays pour la part du nucléaire dans la production d’électricité [19] ; second pays en nombre de réacteurs (en 2018 : 58 contre 99 aux États-Unis qui sont pourtant cinq fois plus peuplés) ; seul pays au monde [20] (avec la Russie, mais à un niveau beaucoup plus faible) à poursuivre le retraitement des combustibles irradiés pour la production de plutonium – malgré l’arrêt des surgénéra­teurs –, lequel était utilisé pour la fabrication de combus­tibles MOX à uranium appauvri et, de fait, au plutonium, dont l’intérêt était très discutable, du point de vue des risques, de la gestion des déchets et des coûts.

Le maintien pendant plus d’un demi-siècle de la straté­gie du tout-nucléaire avait conduit la France à une situa­tion extrêmement périlleuse. La poursuite à l’identique de cette stratégie – poursuite du fonctionnement des réac­teurs au-delà de quarante ans, construction de nouveaux réacteurs EPR, poursuite de la production du plutonium et de l’utilisation du combustible MOX, maintien d’un objectif lointain pour le développement de surgénérateurs – pré­sentait à la fin des années 2010 des risques croissants en termes de sûreté et de sécurité, mais surtout, et ce à quoi les responsables économiques et politiques étaient enfin devenus sensibles, des risques financiers considérables, notamment pour le budget de l’État. Les signaux d’alarme se multipliaient depuis plusieurs années. Le désastre de la construction de l’EPR, particulièrement ressenti par l’opinion publique, ajoutait, à une méfiance souvent mas­quée vis-à-vis du nucléaire depuis Fukushima, une perte de confiance dans la compagnie d’électricité EDF.

Après moult évaluations de la faillite annoncée du sys­tème, la réponse politique fut radicale. Alertés par les rapports accablants de la Cour des comptes et les aver­tissements répétés de l’Autorité de sûreté nucléaire, le gouvernement et le Parlement issus des élections de 2022 décidèrent un changement stratégique radical : pas de poursuite du fonctionnement des réacteurs exis­tants au-delà de quarante ans ; arrêt du retraitement, de la production du plutonium et de l’utilisation du combus­tible MOX ; pas de démarrage de l’EPR de Flamanville (à la suite de la découverte de nouveaux défauts lors des essais) et pas de construction de nouveaux réacteurs (le projet EPR2 proposé par EDF sera abandonné pour des raisons économiques et de sûreté) ; lancement d’un programme national d’urgence visant à des économies en matière de consommation d’électricité, notamment en pointe ; accélération de la production d’électricité d’origine renouvelable (essentiellement éolien et pho­tovoltaïque).

Monument de la catastrophe de Tchernobyl, ville déserte de Pripyat, Ukraine.

« Un accident majeur, comme ceux de Tchernobyl et de Fukushima, ne peut être exclu nulle part dans le monde, y compris en Europe. »

Des décisions drastiques, mais pas forcé­ment surprenantes, puisqu’il s’agissait en fait de mettre en œuvre le scénario « Watt » présenté en 2017 par le gestionnaire du réseau de transport de l’électricité, RTE, ainsi que les scénarios de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie et surtout celui de l’association Négawatt (mettant l’accent sur la sobriété, l’efficacité, les énergies renouvelables), laquelle enrichissait son apport à la politique énergétique au travers d’un scénario européen convaincant établi au niveau international et ayant le mérite de traiter de l’ensemble du système énergétique.
La mise en œuvre de cette stratégie allait s’étaler sur une vingtaine d’années. Ce fut une réussite, car contrairement au demi-siècle précédent, tout fut organisé par la combinaison d’une large consultation publique permanente menée par la Commission nationale du débat public, sujet par sujet, et région par région, avec des négociations permanentes avec les partenaires sociaux et les associations à la fois sur l’organisation de la « sortie du nucléaire » et sur celle de la transition énergétique. Cette politique s’avéra beaucoup plus intéressante que la politique passée en termes de développement économique et d’emplois dans les territoires. Ainsi, la sortie du nucléaire ne fut pas la perte d’un soi-disant fleuron de l’industrie française, mais plutôt la levée d’un verrou au profit d’un développement véritablement durable. La France reconnaissait enfin la justesse de la stratégie allemande et, malgré le handicap très élevé que représentait l’abandon du nucléaire au regard de son importance dans sa production d’électricité, elle bénéficiait de la baisse des coûts de production de l’électricité d’origine renouvelable, des progrès de l’efficacité énergétique, de ceux de la gestion des réseaux électriques et des techniques de stockage, autant d’avantages dont n’avait pas bénéficié l’Allemagne au début de sa transition énergétique.

[1Ambiguïté que l’on trouvait déjà dans l’accord passé en 1959 entre l’AIEA et l’OMS (Organisation mondiale de la santé)

[2“Too cheap to meter” : tellement peu cher qu’il ne serait pas néces­saire de mettre des compteurs électriques.

[3PWR : Pressurized water reactor (REP : réacteur à eau sous pression) – BWR : Boiling water reactor (REB : réacteur à eau bouillante).

[4À partir de 1970, la filière UNGG fut abandonnée et le grand pro­gramme nucléaire français reposa dès lors sur la filière PWR (REP), sous licence Westinghouse.

[5« Quand on regarde l’histoire de l’industrie nucléaire dans notre pays, beaucoup de décisions ont été prises sans se préoccuper vraiment des questions de sûreté. », Jacques Repussard, directeur général de l’IRSN, 5 juillet 2012 (Assemblée nationale).

[6TWh : Terawatt.heure ou milliard de kWh.

[7Source : World nuclear industry status report (WNISR), 2018, Mycle Schneider Consultant.

[8Voir l’interview publiée dans le journal Le Monde du 6 avril 2011, de Jacques Repussard, directeur général de l’IRSN.

[9Pierre-Franck Chevet, Le Monde, 22 avril 2016.

[10Dans un rapport de 2013, l’Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) évaluait le coût global d’un accident sur un réacteur électronucléaire français et ses conséquences à 130 milliards d’euros pour un accident grave (type Three Mile Island) et 450 milliards d’euros pour un accident majeur.

[11Source : World nuclear industry status report (WNISR), 2018, Mycle Schneider Consultant.

[13Coût en €, en 2019, du MWh produit par une installation éolienne au Mexique : 33 ; au Pérou : 34 ; au Maroc : 27 – et par une centrale photovoltaïque aux États-Unis : 28-41 ; au Mexique : 29 ; au Chili : 26 ; à Abu-Dhabi : 22 ; en Inde : 42 ; en Allemagne : 53 ; et en France : 61.

[14Tout en observant que le remplacement d’une centrale à charbon (900 g/kWh) par une centrale à gaz à cycle combiné (350-400 g/kWh) représente, par kWh produit, un gain en termes de réduction des émis­sions de CO2 supérieur à celui du remplacement de cette même centrale par une centrale nucléaire.

[15En 2019, on notait qu’aux États-Unis un seul réacteur avait été mis en service au cours des vingt dernières années (Watts Bar 2, mai 2014).

[16Discours prononcé à Madrid, le 24 mai 2001, par Wolfgang Renneberg, directeur général chargé de la Sûreté nucléaire au ministère allemand de l’Environnement, de novembre 1998 à novembre 2009.

[17https://www.power-technology.com › features › south-korea ; https://www.world-nuclear-news.org › Articles › Taiwan.

[18Filières RBMK (celle de Tchernobyl) et VVER (uranium enrichi, eau sous pression) et surgénérateurs.

[19À fin 2017, la part du nucléaire était en France de 72 %, contre 19 % aux États-Unis et au Royaume-Uni, 15 % en Russie, 4 % au Japon (30%avant Fukushima), 27 % en Corée du Sud, 12 % en Allemagne (30 % avant la décision de sortie), 40 % en Suède, 4 % en Chine et 3 % en Inde.

[20Le Royaume-Uni avait arrêté cette activité en 2019


Publié le lundi 10 février 2020.