par Pauline Roy
Le texte qui suit est à la croisée des chemins entre article de fond, témoignage et interpellation philosophico-humoristique.
Le 14 mai dernier, les Amis de la Terre étaient conviés à une projection du film « La fabrique des pandémies » en présence de sa réalisatrice et auteure du livre éponyme, Marie-Monique Robin. Les membres des associations dites partenaires de l’événement étaient invité-e-s à exprimer leur point de vue sur le film. Il se trouve que j’avais lu le livre avec un grand intérêt peu après sa parution et que j’en avais fait une synthèse complétée par des conseils pour éviter de contribuer indirectement à la déforestation (en ligne sur mon site : https://idees-recues-climat.ouvaton.org). J’ai donc pris la parole pour mentionner les différents moyens d’agir (pression sur les pouvoirs publics pour empêcher la signature de traités tels que celui entre l’U.E. et le Mercosur, consommation « éclairée » pour éviter de se rendre complice de la déforestation , participation à l’achat de forêts pour les protéger de la déforestation) ainsi que des acteurs et documents ressources. Puis, confiante, j’ai enchaîné sur la thématique ô combien sensible de la surpopulation, précisant bien que c’était un paramètre de l’équation. En effet, un passage du documentaire, qui se déroule à Madagascar, explique que les cultures sur brûlis et la fabrication de charbon par la population locale sont une cause de déforestation massive à Madagascar (si je me souviens bien, 90% de la forêt primaire du pays a disparu depuis la colonisation). Ce dérèglement environnemental crée un contexte sanitaire très préjudiciable pour les habitants (forte incidence de la dengue, des diarrhées...). Cela m’a évoqué la notion de biocapacité, sur laquelle se base l’association « Démographie responsable » pour évaluer le niveau de population soutenable à la fois pour chaque pays et pour la Terre entière [1], dont j’avais écouté l’un des représentants, Denis Garnier, au moins d’avril dans le cadre d’une table ronde à la médiathèque José Cabanis sur le thème « Doit-on arrêter de faire des enfants pour être écolo ? ». Selon les calculs présentés par ladite association , le niveau de population soutenable de la Terre se situerait en-dessous de 5 milliards de personnes. Il est important de le préciser, « Démographie responsable » est décroissanciste. Yves Cochet est d’ailleurs l’un des membres d’honneur de l’association. Pour rappel il s’agit du premier responsable politique français à s’être ouvertement déclaré objecteur de croissance (économique) et favorable à un rationnement pour un partage équitable des efforts de sobriété.
Plus largement, le thème du « facteur population » est un sujet sur lequel je me suis documentée et que je traite dans mon livre. Hélas, à la fois parce nous étions invités à livrer notre impression sur le film et par souci d’aller vite, je n’ai pas repris les arguments de mon ouvrage dans ce débat. Je me suis donc contentée de dire que, contrairement à nous, Occidentaux, qui vivons « hors-sol », ces populations vivent majoritairement des ressources locales et que bien sûr leur mode de vie est très rudimentaire. Malgré cette frugalité, l’environnement de ces populations se trouve dans un état critique : comment expliquer cela autrement que par un déséquilibre local entre population et ressources du territoire ? C’est ce que j’ai tenté d’expliquer. J’ai enchaîné avec le cas du lac Tanganyika, qui forme la frontière entre la RDC et la Tanzanie. La ressource halieutique s’y est en effet raréfié suite à l’explosion démographique sur ses rives, étant précisé que les populations locales consomment les poissons du lac [2]. Il s’agissait pour moi d’un autre exemple où l’effet de la surpopulation est manifeste puisque la frugalité n’empêche pas la surexploitation de l’environnement. Mon optique n’était pas (très loin de là) de désigner ces populations comme principales coupables de l’érosion de la biodiversité mais seulement de dire que leur exemple rendait tangible cette notion de biocapacité, au moins dans l’une des composantes de l’empreinte écologique (forêt dans le premier cas, ressources halieutiques dans l’autre), (d’une part parce que la variable « niveau de vie élevée » est absente dans leur cas et d’autre part que l’empreinte écologique de ces populations est essentiellement locale et non pas éclatée aux quatre coins du monde). Une de mes motivations pour intervenir était aussi de rectifier indirectement l’explication apportée par le documentaire au phénomène observé. J’étais en effet gênée que la pauvreté soit mise en cause alors que schématiquement plus on est pauvre et plus notre empreinte écologique est faible.
Marie-Monique Robin, faisant en grande partie un contre-sens sur mon propos, m’a répondu ne pas être d’accord avec moi, notant que les principales causes de la crise écologique étaient la croissance économique et les inégalités. Je suis tellement convaincue des méfaits de la croissance économique que l’imposture intellectuelle de la « croissance verte » fait l’objet d’un chapitre dans mon livre, que j’ai écrit une messe de l’église de la sainte-croissance à ma sauce (voir le texte sur ce même site) et que j’ai donné une conférence en mars sur le thème « Entrer en décroissance ». Elle a ajouté que ce n’étaient pas « eux » qui posaient problème (mais qu’est-ce qui lui permet de dire que je me focalise plus sur « eux » qu’elle ne le fait elle-même avec son documentaire ?) et que ce n’étaient pas les pêcheries artisanales qui posaient problème mais la pêche industrielle. Ça tombe bien : je soutiens Bloom qui se bat justement contre les pratiques destructrices de la pêche industrielle !... A travers une vague d’applaudissements qui donnait raison à la star de la soirée, j’ai tenté de refaire passer le message que j’étais d’accord (pour incriminer le productivisme et la croissance) mais que la surpopulation était un paramètre de l’équation. Allons plus loin.
Le point de vue que j’exprimais ne reposait pas sur de vagues impressions, ni même sur les seuls travaux de l’association Démographie responsable : en 1992 déjà, à l’issue du fameux sommet de Rio, plus de 1 700 scientifiques indépendants avaient plaidé pour une stabilisation de la population mondiale. Ils ont réitéré en masse (plus de 15 000 scientifiques), lors de la COP23 en 2017 à travers un article de la revue anglophone Bioscience [3]. L’avertissement était explicite : « Il est également temps de réexaminer nos comportements individuels, y compris en limitant notre propre reproduction ». Le 09 octobre 2018, des chercheurs ont coécrit une tribune dans Le Monde intitulée « Freiner la croissance de la population est une nécessité absolue » . Plus d’êtres humains, c’est forcément plus de prélèvements sur les ressources naturelles. L’état des recherches en archéologie et en génétique a permis d’établir une corrélation très forte entre croissance démographique et croissance de la production au Néolithique (voir notamment les écrits de la généticienne Evelyne Heyer [4] et de l’historien Yuval Noah Harrari [5]). Plus près de nous, la Révolution Industrielle a permis une véritable explosion de la population mondiale (1 milliard de Terriens en 1800 ; 7,8 milliards autour de 2020). Certes, au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le niveau mondial la croissance économique est nettement plus forte que la croissance démographique, mais on ne peut nier qu’il existe une croissance de la production incompressible pour toute augmentation démographique.
L’IPBES elle-même (structure de même type que le GIEC mais travaillant sur la biodiversité) a pointé que l’accroissement démographique en Afrique était un facteur indirect de perte de biodiversité sur le continent et que les projections démographiques le concernant à horizon 2050, si elles se réalisaient, mettraient à « rude épreuve la biodiversité et les contributions de la nature aux populations » (autrement dit les services que les écosystèmes rendent aux populations) [6].
Il est à noter que Marie-Monique Robin a prétendu que selon les scénarios du rapport du club de Rome actualisé, le facteur « population » jouait un rôle mineur dans la crise écologique et que les inégalités avaient un rôle bien plus déterminant, à l’instar de la croissance économique. Vérification faite, cette assertion était fantaisiste. En effet, le chapitre 7 du rapport « Les limites à la croissance », intitulé « Transitions vers un système soutenable » [7] n’étudie nullement le facteur des inégalités en tant que tel. Par ailleurs, il fait de la sobriété démographique une condition nécessaire de la transition vers des sociétés soutenables. Les scénarios présentés dans ce chapitre ont tous pour point commun de reposer sur l’hypothèse d’une modération familiale dès 2002 (le rapport ayant été publié en 2004), à savoir un taux de fécondité ne dépassant pas deux enfants par femme. Ils se distinguent néanmoins par l’intégration - ou pas - d’autres hypothèses. Ainsi le deuxième scénario de ce chapitre (nommé « scénario n°8 ») ajoute au facteur « population » une baisse de la production industrielle et une répartition équitable de son produit (+10 % pour tout le monde par rapport au niveau de l’an 2000) ainsi qu’un allongement de la durée de vie des biens, du capital industriel et des intrants agricoles. Toutefois seul le troisième scénario (nommé « scénario 9 ») parvient à un état d’équilibre en combinant sobriété démographique, baisse de la production industrielle, améliorations techniques permettant notamment une utilisation plus efficience des ressources et lutte contre l’érosion des sols. Le chapitre se termine par l’énumération d’un ensemble de conditions pour bâtir des sociétés durables. Or le dernier objectif énuméré est le suivant (p.365) : « Ralentir et, pour finir, stopper la croissance exponentielle de la population et du capital physique. Les six premières lignes directrices de cette liste ne peuvent être suivies que dans une certaine limite, c’est pourquoi cette dernière ligne directrice est la plus importante. Elle nécessite des changements institutionnels et philosophiques, des innovations sociales. Elle implique de définir les niveaux de population et de production souhaitables et durables (….) ».
Pour en revenir maintenant aux populations frugales, intéressons-nous aux indiens Tukanos, un peuple d’Amazonie. Celui-ci pratique le principe « One health » (une notion renvoyant à l’intrication entre la santé humaine et la santé environnementale) bien avant que le concept ne soit forgé par les scientifiques. Considérant que toute maladie est le résultat d’un déséquilibre dans la nature, ils limitent à la fois la pression qu’ils exercent sur leur environnement (notamment la chasse)... et leur propre reproduction. Peuple pacifique, les Tukanos évitent ainsi de faire la guerre à leurs voisins pour l’accaparement des ressources [8].
En plus des points ci-dessus, j’ajouterais deux questionnements :
1) S’agissant de la communauté malgache qui est présentée dans le film, quelle est l’alternative qui lui est donnée ? Le développement économique ! Plus précisément il s’agit de faire pousser des camphriers sous le couvert forestier afin de produire de l’huile essentielle de ravintsara vendue ensuite dans le monde entier, autrement dit de développer des productions ayant une certaine valeur ajoutée et d’internationaliser cette production. Cette communauté est donc rattrapée par l’impératif de croissance économique que Marie-Monique Robin fustige - à juste titre, je le répète - par ailleurs. Les problèmes ne sont-ils pas ainsi tout simplement déplacés ? Leurs cultures sur brûlis sont en effet remplacées par de l’argent sonnant et trébuchant ; mais à quelle type de nourriture ces liquidités leur donne-t-elle accès ? Le film n’en parle pas mais au-delà du cas particulier de cette population, rappelons qu’intensification de l’agriculture et augmentation de la population mondiale vont de pair, au point qu’on nous rebattu les oreilles (en classe ou ailleurs) avec l’idée que les « progrès » agricoles avaient déjoué les prévisions de Malthus. Le démographe Laurent Toulemon a d’ailleurs déclaré lors d’un débat sur la démographie qu’avec la « Révolution verte », l’Inde avait réussi à nourrir sa population [9].
2) Alors même que le film et le livre de Marie-Monique Robin s’attachent à mettre en évidence la subtilité des chaînes trophiques, considérer qu’Homo Sapiens n’aurait pas de question à se poser sur le niveau de sa population revient à considérer qu’il échappe à la loi générale de la nature. Il est manifestement difficile d’admettre qu’Homo sapiens est une espèce proliférant au détriment des espèces sauvages. Pourtant, les paléontologues ont établi qu’à l’aube de l’Humanité déjà, l’homme s’est rendu responsable de l’effondrement de la masse moyenne des animaux existants, et notamment de l’extinction de la mégafaune en Australie et sur le continent américain [10]. Quant à la situation actuelle, pour se représenter l’ampleur du déséquilibre entre le poids (écrasant) de l’être humain et de ses animaux domestiques par rapport aux mammifères sauvages, je renvoie au visuel suivant, découvert la veille de la projection lors d’une conférence de Françoise Berthoud (écologue et chercheuse au CNRS de Grenoble) : https://www.acserb78.org/post/le-po....
Comme le hibou grand-duc, nous nous situons en haut de la chaîne alimentaire. Or celui-ci, à l’instar d’autres « super-prédateurs », ajuste sa reproduction en fonction des ressources disponibles et peut même choisir de ne pas se reproduire certaines années. Alors, qu’attendons-nous pour prendre exemple sur ce magnifique rapace ?
NOTA : Suite à cet échange infructueux, l’Utopia m’a permis de publier un court article dans sa gazette de l’été 2022. Ce dernier renvoie à un article plus développé qui est paru dans la Feuille Verte n°261. Axé sur les moyens d’agir à son niveau contre la déforestation des zones tropicales, il est d’ores et déjà disponible dans la rubrique « société » de ce site.
[1] https://www.demographie-responsable... (à noter que Madagascar dans son ensemble se situe bien en terme de rapport empreinte écologique/biocapacité du pays)
[2] voir par exemple https://www.consoglobe.com/lac-tanganyika-le-plus-menace-en-2017-cg
[3] cité par exemple ici : http://www.leslilasecologie.fr/2017...
[4] Evelyne Heyer, « L’Odyssée des gènes », Flammarion, 2020
[5] Yuval Noah Harrari, « Sapiens, les piliers de la civilisation »(BD), Albin Michel, 2021
[6] Rapport de la Plénière de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques sur les travaux de sa sixième session, Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, avril 2018,https://ipbes.net/fr/node/28331 (voir le résumé aux décideurs en français accessible en bas page)
[7] Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini), 2004 pour l’édition d’origine, 2012 pour l’édition française, rue de l’échiquier. Le rapport originel, connu sous le nom de « Halte à la croissance », a été publié en 1972. Il avait été actualisé une première fois en 1992.
[8] John Baird Callicott, « Pensées de la Terre : Méditerranée, Inde, Chine, Japon, Afrique, Amériques, Australie : la nature dans les cultures du monde », Wildproject, 2011
[9] émission 28 minutes Mag, Arte, 13 juillet 2022. A noter que ce que l’on appelle la « Révolution verte » est révolution technique agricole, démarrée dans les années 60, qui n’a bien sûr rien d’écologique.
[10] « L’homme, tueur en série des grands mammifères », Nathaniel Herzberg, Le Monde, 25 avril 2018