par Rose Frayssinet
Les Amis de la Terre ont été parmi les premiers à alerter sur les risques des nanomatériaux, leurs effets délétères sur la santé et les écosystèmes. Le débat national de 2009-2010 sur les nanotechnologies avait soulevé une forte contestation. Nous y avions exprimé notre totale opposition à laisser filer un développement industriel de ces produits et exigé un moratoire... sans résultat.
La fuite en avant continue donc, avec la complicité des autorités. Le premier bilan présenté le 26 novembre dernier par le Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie montre que des quantités énormes sont désormais présentes en France. Il s’agit d’une analyse du seul dispositif de suivi mis en place, rendant obligatoire la déclaration « des substances à l’état nanoparticulaire » produites, distribuées ou importées en France auprès de l’ANSES (Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) sur le site dédié www.r-nano.fr. Pour l’année 2012, c’était la première fois que fabricants, importateurs et distributeurs devaient déclarer les usages et les quantités (à partir de 100 grammes) : 670 entreprises et 170 laboratoires français, plus 90 fournisseurs étrangers ont effectués 3 400 déclarations. Au total, 500 000 tonnes de substances à l’état nanoparticulaire ont été déclarées (dont 280 000 produites en France et 220 000 importées). Le ministère est bien obligé de l’admettre : « les nanomatériaux manufacturés, c’est-à-dire les matériaux façonnés par l’homme à l’échelle du milliardième de mètre (ou nanomètre), sont passés surtout depuis les dix dernières années, de la recherche à la commercialisation dans des secteurs très diversifiés ». Alors que toutes les incertitudes demeurent sur les risques, on fonce tête baissée en espérant ne pas avoir de scandale comme celui de l’amiante !
Mais les catégories déclarées sont peu exploitables et ce n’est pas le tableau des substances produites qui nous permet d’y voir plus clair (rapport de l’ANSES 2013 : http://www.developpement-durable.go...).
Premier exemple : les nanotubes de carbone (NTC). Seul est évoqué le noir de carbone (275 000 tonnes), sans distinguer les NTC. Depuis 2008, des études in vitro ont pourtant mis en évidence leurs effets similaires à ceux de l’amiante. Un rapport d’octobre 2013 de l’Institut finlandais de la santé et du travail a confirmé que « les nanotubes de carbone multi-parois rigide, longs en forme d’aiguille, induisent une inflammation et des dommages de l’ADN dans les poumons (in vivo) et ont dans les cellules de culture (in vitro) des effets cancérogènes (mésothéliomes) ». L’ANSES relevait aussi, dès 2012, « en ce qui concerne l’écotoxicité, les NTC dans le sol peuvent exercer une activité antimicrobienne et affecter les cycles des nutriments dans lesquels sont impliqués les microorganismes […] les NTC ont des effets négatifs sur la croissance des daphnies »... mais commence à peine à en tirer les conséquences. Ainsi, le 28 novembre dernier, dans son « Avis relatif à l’évaluation des risques liés au GRAPHISTRENGTH C100 », intégrant dans sa formulation des NTC et pouvant être produit depuis 5 ans à raison de 50 kg par heure par l’entreprise Arkéma, l’ANSES « estime qu’Arkéma n’a pas été en mesure de lui démontrer sa capacité à évaluer les risques sanitaires liés au GRAPHISTRENGTH C100 » et demande pratiquement l’arrêt de la production et de la commercialisation des NTC sans une évaluation des risques sérieuse et contrôlée par les pouvoirs publics.
Second exemple : le nanoargent, absent des déclarations ‒ ce qui a été révélé par le site indépendant (www.veillenano) ‒ car « il ne serait pas importé en tant que tel mais intégré aux produits (textiles, objet de puériculture, électroménager…) », 563 produits en contenant déjà au niveau international. Là encore, la méta-analyse faites par l’ANSES en 2012 montrait que « lors du lavage notamment, du nanoargent peut se détacher des chaussettes auxquelles il est intégré et se retrouver dans les eaux usées avec des conséquences encore très mal évaluées sur le fonctionnement des stations d’épuration, la qualité de l’eau du robinet et des terres agricoles sur lesquelles sont épandues les boues des stations d’épuration ». Jusqu’où ira l’aberration quand notre agence de sécurité sanitaire pointe le risque d’une substance et dispense ceux qui la répandent de seulement la déclarer ?!
Parmi les données compréhensibles de ce bilan 2012 : 6,1 % des usages déclarés concernaient les cosmétiques et les soins corporels, 3,8 % l’alimentation (2,6 % pour la fabrication de produits alimentaires et 1,2 % pour l’agriculture, la sylviculture et la pêche). Mais cette déclaration, plus que bancale, ne permet pas de savoir quels produits contiennent des nanomatériaux. Si la législation européenne impose depuis juillet 2013 d’indiquer la mention « Nano » sur tous les cosmétiques contenant des nanomatériaux, l’obligation d’étiquetage pour les biocides et les produits alimentaires n’entrera en vigueur qu’en décembre 2014. Les nanosubstances continuent donc de se répandre dans l’ombre et la publication confidentielle de ce premier bilan ne permet pas d’informer le public ni les travailleurs du secteur. Alors que des milliers de tonnes sont déjà commercialisées à notre insu, qui pourrait se sentir rassuré par ces résultats tronqués ne donnant aucune information sur les produits de consommation ?
Les Amis de la Terre restent sur la seule position raisonnable : une demande de moratoire sur la production de ces substances.